Pour « donner du sens à son futur », l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla estime que l’Afrique doit passer d’un modèle de développement fondé sur le profit et la valorisation marchande, à un autre, fondé sur la durabilité des écosystèmes et une démocratie « authentique »

En 2015, Ndongo Samba Sylla publie La démocratie contre la République(L’Harmattan, 2015), un livre dans lequel l’économiste sénégalais – par ailleurs champion du monde de Scrabble dans sa jeunesse – déconstruit l’histoire de la démocratie occidentale pour mieux cerner ses conséquences sur les formes d’expression de la mondialisation au XXIe siècle.

Rattaché à la Fondation Rosa Luxembourg de Dakar, très critique sur le franc CFA, dont il estime qu’il retarde le développement de l’Afrique, « l’économiste du développement » a également dirigé l’ouvrage Les mouvements sociaux en Afrique de l’Ouest, au sous-titre explicite : « Entre les ravages du libéralisme économique et la promesse du libéralisme politique ». Entre ces deux feux, comment penser le développement de l’Afrique, régulièrement présentée par les acteurs économiques et les médias, parfois un peu vite, comme « le continent du XXIe siècle » ? Pour Ndongo Samba Sylla, il s’agirait d’abord de reconsidérer les théories qui fondent les systèmes libéraux pour redonner du sens à la notion de « développement ».

Aux sources de l’idéal démocratique occidental, il y aurait, dites-vous, un malentendu. Celui qui consiste à penser la démocratie comme une longue tradition venue d’Athènes et qui aurait perduré jusqu’à aujourd’hui.

La démocratie est aujourd’hui considérée comme un bien. Pourtant, l’histoire montre que la démocratie, en tant que mot et comme idée renvoyant à la notion d’égalité politique, est surtout haïe et vilipendée par les intellectuels et les savants depuis l’Antiquité jusqu’au milieu du XIXe siècle. Par exemple, dans le contexte de la Révolution française, on ne parlait pas de « démocratie », sauf pour associer ce terme à la terreur révolutionnaire. On parlait de « république ». Et l’édition de 1827 du Dictionnaire classique de la langue française définit la démocratie comme « la subdivision de la tyrannie entre plusieurs citoyens »… La démocratie a longtemps été perçue comme le régime de l’anarchie, du chaos et de l’égalité. J’insiste dans ma démonstration sur un point : ceux qui ont bâti les systèmes politiques modernes ont cherché à se prémunir de la démocratie, cette « imbécillité qui ne peut pas vivre plus d’un jour », pour reprendre des propos de l’époque de constituants et d’hommes politiques américains pour qui l’incompatibilité fondamentale entre capitalisme et démocratie ne faisait l’objet d’aucun doute.

« L’erreur est de croire que l’importation de la démocratie représentative an Afrique permet de reproduire les « performances » auxquelles la démocratie a pu être associée en Occident »

Vous écrivez que les démocraties occidentales se sont construites sur la conquête des droits par des luttes. Vous y voyez des « performances démocratiques » dans des « systèmes oligarchiques ». Vous prenez l’exemple des mouvements ouvriers en Europe qui, pendant la révolution industrielle, ont conquis des droits, créant ces « performances démocratiques » alors que le système dans lequel ils évoluaient était, selon vous, loin d’être représentatif et garant de la démocratie…

La démocratie dite « représentative » n’est pas du tout démocratique dans son principe et dans son fonctionnement. Ce système, qui n’a pas été voulu démocratique, a été capable de générer des « performances démocratiques » en Occident dans un contexte où ce dernier dominait le reste du monde et où de nombreux groupes sociaux se sont battus pour la conquête de droits importants comme le suffrage universel ou les systèmes de protection sociale. Mais ces combats et les acquis qui en ont résulté, aujourd’hui mis en cause, ont permis de démocratiser un système politique intrinsèquement oligarchique. L’erreur est de croire que l’importation de la démocratie représentative dans les pays africains permet de reproduire les « performances » auxquelles elle a pu être associée en Occident.

C’est-à-dire ?

La mondialisation capitaliste contemporaine est une attaque organisée contre les peuples partout à travers le monde. Le système capitaliste a auparavant créé le tiers-monde, et aujourd’hui il le recrée au cœur de l’Occident. J’entends par là que les inégalités économiques et de pouvoir s’accroissent entre les classes sociales en Occident, au point que la condition des plus vulnérables tend vers celle jusque-là observée pour les travailleurs du tiers-monde.

D’un point de vue politique, vous insistez sur la scission entre les peuples et leurs dirigeants.

Je me suis appuyé sur les travaux de l’anthropologue Pierre Clastres, qui nous enseigne que l’examen du sens de la dette permet de déterminer la nature des sociétés dans lesquelles nous vivons. Dans une société démocratique, les personnes mandatées ont une dette infinie envers le peuple, et c’est bien le peuple qui a réellement le pouvoir. Dans un système oligarchique, c’est l’inverse : le peuple est endetté sous différentes formes vis-à-vis des dirigeants qui, en fait, le tyrannisent. De nos jours, avec la domination manifeste du pouvoir de la finance et l’écart de plus en plus abyssal entre les « représentants » et les gens ordinaires, la nature oligarchique desdites démocraties occidentales saute de plus en plus aux yeux. Les États ne « s’endettent » pas pour œuvrer à la prospérité et à l’harmonie de leurs peuples, mais agissent pour complaire aux diktats de la finance.

« Pour que l’Afrique soit le continent du XXIesiècle, elle devra rapidement trouver son modèle. Or ce n’est pas encore le cas. »

Lorsque Thabo Mbeki accède à la présidence en Afrique du Sud en 1999, il déclare que « le XXIe siècle sera africain ». L’année suivante, l’hebdomadaire The Economist fait une couverture choc sur l’Afrique « continent sans espoir ». Pourtant, c’est plutôt la vision de Mbeki qui semble s’être diffusée : aujourd’hui, un grand nombre de chefs d’États, d’entrepreneurs et de médias présentent l’Afrique « le » continent du XXIesiècle. Quel est votre regard à ce sujet ?

L’Afrique peut être le continent du XXIe siècle. Mais l’Afrique dont parlent les milieux d’affaires est différente de celle-là : c’est une Afrique fantasmée qui promet des marchés, des rendements et des opportunités aux monopoles du commerce et de la finance internationale, qui pourront disposer sur place d’une main-d’œuvre abondante et corvéable à merci. La propagation de ce discours consensuel sur le « continent du futur » – Africa rising – est apparu un peu à la surprise générale. Les mêmes qui parlaient de « continent en retard » jusque dans les années 2000 ont brusquement exploité cette nouvelle rhétorique. Ils se basent sur les taux de croissance importants observés durant les années 2000. Ce qui, en réalité, n’est qu’une croissance de rattrapage à la suite de deux décennies de plans d’austérité imposés par le FMI et la Banque mondiale. Cette reprise a été favorisée par de bons cours pour les matières premières et une relative pacification politique du continent. Ce discours sur l’Afrique émergente a aussi été alimenté par le constat, sujet à caution, d’une classe moyenne qui s’élargirait. Pour que l’Afrique soit le continent du XXIe siècle, elle devra rapidement trouver son modèle. Or ce n’est pas encore le cas.

Votre confrère Felwine Sarr, économiste et auteur sénégalais, insiste sur le fait que l’Afrique n’a personne à rattraper. C’est le cœur de la démonstration de son essai AfrotopiaQue dites-vous sur l’urgence et le futur du développement en Afrique ?

La trajectoire capitaliste de développement n’est pas ce qu’il faut à l’Afrique. En particulier, je me pose des questions sur la centralité de la place du « travail », au sens de l’emploi destiné à créer de la valeur pour le système capitaliste. À l’horizon 2050, le continent africain sera peuplé par 2 milliards de personnes, et certaines tendances évoquent jusqu’à 4 milliards d’Africains à la fin du siècle. La grande majorité de cette population sera jeune. Cette croissance démographique, inédite d’un point de vue historique, va intervenir dans un contexte où les progrès scientifiques et techniques économisent de plus en plus les besoins en termes de main-d’œuvre.

« Le travail-emploi ne pourra pas continuer à être la médiation centrale à travers laquelle les êtres humains ont accès au pouvoir d’achat ou à une respectabilité sociale »

Ces deux dynamiques combinées risquent de laisser sur le côté une armée de « travailleurs superflus » qui ne pourront pas « s’exporter ailleurs », comme cela avait pu être le cas en Europe pour le surplus de main-d’œuvre créé par la Révolution industrielle, lequel a pu migrer vers les Amériques, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Les politiques migratoires en Occident sont d’ailleurs devenues hostiles vis-à-vis des travailleurs non qualifiés en provenance des pays du Sud. L’Afrique sera donc confrontée à elle-même, et devra trouver des solutions pour produire autrement et partager autrement. Dans ces conditions, le travail-emploi ne pourra pas continuer à être la médiation centrale à travers laquelle les êtres humains ont accès au pouvoir d’achat ou à une respectabilité sociale. Pour donner du sens au futur de ce continent, il est urgent de passer d’une civilisation fondée sur le profit, la valorisation marchande, à une autre, authentiquement démocratique et soucieuse de la durabilité de ses écosystèmes ainsi que de la qualité des relations humaines.

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